Said K Aburish

Said K Aburish

 
   

Preface to "Children of Bethany" (French)


J’ai eu la chance de rencontrer Saïd Aburish au moment où il décidait de « changer de vie », je crois que c’était son mot. Il venait d’avoir cinquante ans et avait décidé qu’il consacrerait désormais son temps à écrire. En fait, il avait déjà publié un livre – qui fut même traduit en français – sur les « affaires » industrielles et financières entre le monde arabe et l’occident, dont il avait eu abondamment à connaître à titre professionnel dans un passé encore récent. Il n’en était pas content, et il avait raison, mais ce livre trop vite fait n’avait rien à voir avec ses nouveaux projets.

En vérité, il ne s’agissait pas seulement de projets de livres. Le vaste programme qu’il s’assignait désormais s’inscrivait dans un engagement plus profond, éthique et esthétique tout à la fois. Saïd avait décidé d’entrer en écriture comme d’autres en religion. Nous en avions parlé à Paris puis à Londres, où il vivait alors. Il n’espérait certes pas gagner de l’argent mais il disait avoir économisé assez pour se consacrer entièrement à son travail. Écrire serait désormais sa vie, toute sa vie, un engagement total dont il parlait avec un enthousiasme d’adolescent.

Saïd avait déjà un peu tâté du journalisme entre le Daily Mail l’Observer. Par la suite, on trouvera sa signature dans le Washington Post et, en français, dans Libération. J’avais eu l’honneur et le plaisir de le publier. Saïd aurait pu raisonnablement, et sans déchoir, persévérer dans le métier et y faire une carrière honorable. Il était, ne l’oublions pas, le fils de son père et dans le monde du journalisme anglo-saxon, ce n’était pas rien d’être l’héritier d’Abu Saïd.

Il avait un peu plus que les qualités et les qualifications requises, il écrivait avec aisance, était doué d’un sens de l’observation remarquable, et, de plus, il avait accès à des informations de première main et disposait d’un carnet d’adresses sans pareil. Quels qu’en soient les motifs, cela ne s’est pas fait. L’une des raisons, assurément, tient probablement à la personnalité de Saïd, à son intransigeance, à son refus de composer, tant avec les siens qu’avec les autres, s’agissant tout à la fois de sincérité et de vérité. Palestinien il était et demeure par toutes ses fibres, autant qu’il est parfaitement à l’aise dans la langue et les manières de l’occident anglo-américain. Mais il se voulait homme d’un principe et non d’une cause, moins encore d’une ligne. S’il était profondément vaincu du primat de quelques valeurs universelles, on ne lui ferait pas accepter pour autant que l’Occident qui les proclame et les a parfois incarnées peut s’arroger du même coup le droit exclusif de les imposer aux autres. Mais il n’entendait pas davantage exciper de son appartenance pour défendre et illustrer le discours de la victimisation et, moins encore, pour justifier le terrorisme aveugle. Bref, cet homme ne pouvait qu’avoir des ennuis – ils furent nombreux. En tout et pour tout, il se voulait homme libre et, pour lui, le prix de la liberté passait par l’écriture indépendante.

Voilà ce dont nous avions longuement parlé alors et comment nous sommes devenus amis. C’était il y a quelque vingt ans et Saïd Aburish a, depuis, largement tenu ses promesses. On lui doit plusieurs essais mémorables, dont une biographie de Saddam Hussein, la meilleure sur le sujet à ce jour et une biographie de Yasser Arafat qui lui valut les soucis qu’il relate brièvement dans les pages qui suivent, ainsi qu’un livre remarquable sur l’Arabie Saoudite qui n’a pas (encore) été publié dans notre langue. En marge de ces travaux substantiels, il a également écrit un excellent petit bouquin de souvenirs et d’anecdotes sur l’hôtel Saint-George de Beyrouth.

Aucun éditeur français n’en a voulu et c’est dommage. Le Saint-George n’était pas seulement un palace beyrouthin. Il fut, durant près de trois décennies, le centre fiévreux, cosmopolite et mondain du Moyen-Orient, la chambre d’écho des tourmentes qui ont agité la région dans les années 1950 et 1960. On y a fait et défait des régimes, traité des affaires monumentales, édifié et ruiné des carrières et des réputations. Célébrités de la politique, du business ou du spectacle, trafiquants de haut vol et espions multicartes, sans oublier les journalistes ou supposés tels, les prostituées de luxe et autres aventuriers des deux sexes s’y sont croisés, entre la piscine et le bar.

Ce fameux bar du Saint-George où régnait en maître le formidable Abu Saïd, né Mohammad Aburish, le père de Saïd donc, directeur régional du magazine Time, l’ami de tous les grands – et moins grands – du monde d’alors, qui l’abreuvaient de leurs confidences et lui demandaient conseil. Une légende faite homme – et journaliste à la fois. À l’hiver de 1975, alors que Beyrouth n’était plus qu’un champ de bataille, le Saint-George a brûlé et, avec lui, le Liban d’antan. Abu Saïd a pris sa retraite. Une page était définitivement tournée. Par bonheur, il y eut Saïd Aburish pour l’écrire.

Rien à voir évidemment avec Le clan Aburish, une saga palestinienne, sinon peut-être ce qui pourrait ressembler à une méthode s’agissant de raconter l’Histoire, la grande à travers les (petites) histoires des gens. Hors un lointain passé néotestamentaire, Béthanie, le berceau du clan Aburish, n’est pas précisément un lieu d’histoire. Matthieu et Marc attestent que Jésus y séjourna plusieurs fois et qu’il y ressuscita Lazare. Les touristes pieux qui se rendent en pèlerinage sur le mont des Oliviers ne manquent pas d’en visiter le célèbre tombeau.

On peut parier sans risque qu’ils ignorent que l’idée première d’organiser le site et de vendre des tickets pour en ouvrir l’accès remonte aux années 1890, et permit à son inventeur de quitter la grotte où il vivait alors avec sa mère pour construire une maison de cinq pièces avec les premiers wc jamais vus dans le village. C’est ainsi que Khalil Aburish devint un notable respectable et respecté de ses concitoyens, et c’est avec lui que tout commença et surtout que commence la saga des Aburish, le sujet du présent livre.

Au tournant du xx e siècle, la vie à Béthanie, comme dans la plupart des villages de la Palestine alors sous administration ottomane, n’avait guère changé depuis plus de deux mille ans. Jérusalem, toute proche, avait changé plusieurs fois de maître au fil d’une histoire tumultueuse et souvent sanguinaire, mais cela aussi est du passé. Au présent, Arabes musulmans ou chrétiens et Juifs pieux qui attendent le retour du Messie coexistaient paisiblement dans ce qui ressemblait à une bourgade provinciale. Mais c’était hors de Béthanie et de ses quatre cents habitants qui travaillaient dur et craignaient Dieu.

En 1917, quand Khalil Aburish, homme d’âge mûr – il a alors 56 ans – revient d’une guerre qu’il a faite à l’arrière comme gendarme – très symbolique – dans l’administration turque, tout est encore à sa place millénaire. L’Histoire, la grande, commence pourtant à frapper à la porte. Le 6 décembre, l’armée britannique du général Allenby est entrée à Jérusalem et la Palestine vient de changer de mains. Mais la vie à Béthanie, elle, ne change guère. Les nouveaux maîtres ne bousculent pas les traditions, au contraire, ils encouragent les notables de village à collaborer avec eux. Déjà puissant, Khalil Aburish le sera plus encore – et peu soucieux, si l’on en croit son petit-fils, des bouleversements qui pourtant déjà s’annoncent.

L’année 1917 est aussi l’année de la « Déclaration Balfour », la promesse britannique d’un « foyer national juif » en Palestine. Quelque soixante mille Juifs vivent alors dans le pays (qui compte six cent mille habitants), en majorité des religieux habitant surtout Jérusalem. Mais de nouveaux arrivants débarquent, qui n’ont rien à voir avec cette population de souche. Le jeune mouvement sioniste s’affirme et s’implante. L’Agence juive achète massivement des terres à des propriétaires arabes qui vivent souvent à l’étranger, pour y installer des fermes elles aussi d’un type nouveau, avec une agriculture moderne. La colonisation juive du pays a commencé, généralement hors des régions peuplées. Mais il ne s’agit pas d’une aventure agricole. C’est une nouvelle nation qui se construit, l’histoire du futur État d’Israël commence. À Béthanie on l’ignore, ou plutôt, on n’a pas les moyens d’y penser.

L’histoire que raconte Saïd Aburish parcourt quatre générations d’enfants de Béthanie, depuis Khalil Aburish et sa femme, Rachida. Avec elle, on va donc vivre les épisodes successifs du conflit israélo-arabe puis israélo-palestinien, mais toujours à travers le filtre d’une famille qui peu à peu s’agrandit, progresse, se déchire, se retrouve, se disperse, à la fois microcosme et métaphore de la tragédie palestinienne globale. Khalil est déjà un vieil homme quand il découvre qu’il a été floué par les Britanniques. Ses fils, eux ,vont militer et combattre les Britanniques et les Juifs.

Saïd, né en 1936 à la veille de la grande révolte arabe en Palestine, et ses frères seront les contemporains de la naqba, la grande catastrophe, l’exode des centaines de milliers de Palestiniens, revers de la création, en 1948, de l’État d’Israël, la victoire des Juifs et du mouvement sioniste.

Les enfants de Saïd, de ses frères et de ses cousins vivront au présent les guerres de 1967 et de 1973, la naissance, l’affirmation du mouvement national palestinien et de l’OLP de Yasser Arafat, les promesses et les échecs d’une solution nationale. Chronologie événementielle et chronologie familiale ne s’accordant heureusement pas toujours (les générations cohabitent au-delà de l’actualité), cela permet au narrateur de confronter en permanence les points de vue des Aburish de tous les âges.

C’est aussi que le livre n’est pas seulement, loin de là, une sorte de résumé de l’histoire vécue par une grande famille. Si l’histoire y est naturellement présente, elle est aussi celle, multidimensionnelle, de la vie tout court, qui ne se réduit pas aux aléas de la politique et de la guerre. Tradition, religion, sexe, irruption de la modernité, confrontation des expériences d’un clan dispersé, mariages, deuils, émancipation des femmes, tout cela vit et vibre dans le récit de Saïd. La tragédie est toujours là, celle du conflit bien sûr, mais celle aussi qui se joue chez les voisins et « frères » arabes.

Saïd Aburish fait à la fois œuvre d’historien, d’ethnologue et de chroniqueur. Mais il est avant tout écrivain. Un écrivain d’une scrupuleuse honnêteté et qui en assume tous les risques, ne cachant rien des errements et des impasses de son camp et de son clan. Il n’entend ni plaire ni complaire, ni faire le jeu de personne. C’est aussi cela qui fait la grandeur de son livre et sa nécessité. On n’est pas obligé d’adhérer à ses partis pris, on peut discuter son appréciation (globalement négative) des plans ou processus de paix, de la visite du président égyptien Anouar al-Sadate aux accords d’Oslo : on ne peut lui ôter le mérite d’en rendre compte, d’abord, à travers ces enfants de Béthanie, de leurs contradictions, de leurs enthousiasmes ou de leurs outrances.

Mais, de son livre, on retiendra surtout ce qui en est le cœur et le corps, la présence et la force, irréductibles, de cette identité palestinienne qui s’est forgée tout au long du xx e siècle et dont les Aburish ne sont qu’un exemple, ni meilleur ni pire que bien d’autres, ni même particulièrement exemplaire. Grâce à lui, on comprendra le décalage permanent entre le mouvement sioniste et le mouvement palestinien, entre la détermination instruite et expérimentée des uns, l’apprentissage naïf et douloureux des autres, mais aussi cette conscience forgée dans l’épreuve du droit égal à la souveraineté.

On a dit souvent qu’au fond de ce conflit entre deux légitimités qui s’affrontent pour la même terre, il y avait aussi deux narrations contradictoires et exclusives l’une de l’autre. Voilà donc une narration palestinienne de l’histoire qui, si elle ne dit pas l’ensemble du conflit et n’en propose pas la solution, s’il en est une, nous en donne quelques clés essentielles.

Au commencement du xx e siècle, les Aburish ne savaient rien de ce qu’il en était du reste du monde et, à l’évidence, n’en avaient pas l’usage. À l’aube de ce xxi e siècle commençant, un mur de huit mètres de haut – « la barrière de sécurité » – traverse leur village et leur bouche l’horizon. Par ce biais, et s’il en était besoin, Béthanie est rentré dans la chronique de l’actualité. Mais les enfants de Béthanie savent désormais ce qu’il en est du monde et de son indifférence. Quant à nous, nous pouvons difficilement ignorer ce que peut être le prix, terrible, de cette indifférence.

Pour nous qui vivons loin du conflit, l’urgence n’est pas de prendre parti et d’ajouter de la hargne à la haine qui se déchaîne sur le terrain, mais de comprendre ce qui se joue et d’aider, s’il se peut, les ennemis sur le terrain à considérer qu’il y a en face d’eux des gens égaux en humanité et en dignité. Alors écoutons et lisons l’enfant de Béthanie, certes aujourd’hui d’âge mûr, qui nous raconte l’histoire de sa famille et de son peuple. Et comme Saïd Aburish est aussi un merveilleux conteur, il est temps de lui laisser la parole.

Le vrai Saddam Hussein et Yasser Arafat, publiés tous deux aux éditions Saint-Simon, respectivement en 2002 et en 2003.

© 2004 Mark Kravetz

 

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